David RUFFIER-MONET
Ergonome européen
06 03 62 78 51
Suite à l'adoption de la loi du 9 novembre 2010, portant sur les refromes des retraites, le code du travail en France reconnait la notion de pénibilité. Cette législation oblige les employeurs a en assurer la prévention.
Ce qui suit est repris du communiqué de la SELF datant d'avril 2013 et consultable gratuitement ici : http://www.ergonomie-self.org/media/media68004.pdf
Par la loi du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, la pénibilité au travail est désormais reconnue par le code du travail en France et l’employeur doit en assurer la prévention. La Société d’Ergonomie de Langue Française (SELF) se félicite de cette initiative et y voit une réelle opportunité de renforcer, voire d’élargir, le champ de l’amélioration des conditions de réalisation du travail par la prise en compte d’une réalité que l’ergonomie a souvent identifiée et analysée pour mieux aider à la réduire.
Cependant, elle s’inquiète des orientations induites par la définition qui a été donnée de la pénibilité dans la loi et les conditions de sa prévention inscrites dans les décrets qui ont suivi sa parution. Considérées de manière trop restrictive, ces orientations peuvent conduire à un appauvrissement des modèles et pratiques de la prévention, et plus particulièrement ceux de l’approche ergonomique, qui met l’activité réelle de travail au centre de ses préoccupations.
Emergeant dans le contexte de réforme des retraites, la pénibilité au travail apparaît d’abord au sein du code de la sécurité sociale dans un objectif de compensation, en permettant à des salariés ayant effectué des travaux pénibles au cours de leur carrière de partir en retraite anticipée. Ce départ pour pénibilité est acquis pour les travailleurs ayant un taux d’incapacité permanente (IP) supérieur ou égal à 20%. En dessous de 10% d’IP, aucune mesure de compensation n’est prévue. Pour un taux d’IP compris entre 10% et 20%, ce droit est ouvert si les travailleurs ont été exposés pendant 17 ans à certains facteurs de risques professionnels et si leur incapacité est liée à cette exposition. Pour déterminer cette exposition, le législateur a ainsi prévu que l’employeur assure un suivi des travailleurs « exposé[s] à un ou plusieurs facteurs de risques professionnelsdéterminés par décret et liés à des contraintes physiques marquées, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables identifiables et irréversibles sur sa santé » (CT L4121-3-1). Cette dernière phrase est désormais systématiquement reprise dans les différentes publications pour définir la pénibilité au travail. Elle tend de fait à orienter l’analyse des situations de pénibilité vers l’identification des dix facteurs de risques précisés depuis par décret et à agir, en termes de prévention, sur ces facteurs. Or, cette définition est déterminée, on l’a vu, par des modalités de compensation, non par des enjeux de prévention.
La SELF alerte sur une approche de la pénibilité au travail qui, en orientant l’action vers ces seuls facteurs de risques, viserait à prévenir le seul risque d’IP entre 10 et 20%, excluant de fait toute autre forme d’atteinte à la santé, en nature ou en gravité, liées à l’exercice d’activités pénibles. Ceci reviendrait, en effet, à contrer le risque de départ en retraite anticipée et non le risque d’atteinte à la santé. Ce serait une dérive majeure d’interprétation du texte.
L’absence apparente de référence à la dimension « psycho-sociale » de la pénibilité dans la loi peut conduire, elle aussi, à une dérive d’interprétation du texte. En effet, cette absence ne vaut là encore que pour les conditions de départ anticipé prévues pour un taux d’IP entre 10 et 20%. Or, pour un taux d’incapacité supérieur à 20%, une grande diversité de maladies ou de lésions consécutives à un accident du travail peuvent ouvrir droit à un départ anticipé pour pénibilité, y compris des « lésions psychiatriques2 » (altérations cognitives, troubles anxieux, troubles dépressifs, etc.).
Autrement dit, si les risques psychosociaux ne font pas l’objet d’une fiche d’exposition, ils n’en sont pas moins susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé, qui les apparentent de fait à de la pénibilité. Enfin, en définissant un rapport de causalité directe entre l’exposition à certains facteurs de pénibilité et l’apparition d’effets à long terme sur la santé, la loi semble écarter toute référence à l’activité réelle de travail. Or, la pénibilité du travail ne peut être comprise sans référence à l’activité de travail qu’elle affecte.
En ignorant cette dimension, la loi peut motiver une analyse experte, strictement technique et normative, voire juridique, des facteurs de pénibilité et des seuils associés.
Cette approche peut se justifier dans le champ d’une compensation négociée, mais est fortement limitative dans le champ de la prévention.
Dans ce contexte de renforcement de la législation sur la pénibilité du travail qui tend plutôt à identifier et reconnaître des risques professionnels qu’à anticiper pour mieux protéger la santé des travailleurs, la SELF réaffirme la nécessité d’agir sur le travail et son organisation. De fait, elle souligne la place importante de la démarche ergonomique dans des contextes d’étude de la pénibilité, sa capacité à comprendre les situations réelles, à saisir les opportunités de ressources des acteurs ou à cerner les enjeux de transformation, notamment lors de la phase initiale d’analyse de la demande.Ainsi, la SELF revendique de développer une meilleure compréhension de l’activité réelle en vue de pouvoir s’inscrire dans une logique de prévention des risques réels et/ou potentiels en agissant pour un environnement à la fois capacitant et sécurisant, contribuant aux dynamiques de développement des individus et des systèmes.
Cette compréhension ne sépare pas stricto sensu les dimensions physiques, mentales et psychiques mobilisées dans toutes formes de travail, indissociables dans la réalisation concrète des activités. En effet, « travailler » résulte d’impliquer son corps et son esprit, être en mouvement pour résoudre des tâches et mettre en action ses processus mentaux, émotionnels ou affectifs dans un contexte social et organisationnel. De même, la notion de pénibilité renvoie autant aux contraintes objectivables des situations de travail qu’aux expériences vécues des personnes confrontées à ces situations. Enfin, par ses diverses méthodes qui ont fait leurs preuves (observations, simulations, expérimentations…), l’ergonomie a montré à plusieurs reprises que la situation de travail peut induire un risque sur la santé des travailleurs sans pour autant générer des ressentis négatifs (agents cancérogènes ou toxiques) et, a contrario, qu’une situation peut induire un sentiment de pénibilité sans risque évident ou apparent pour la santé (dans l’état actuel des connaissances).
On voit bien que la pénibilité du travail apparaît comme un processus complexe, faisant interagir un ensemble de déterminants des situations de travail plus large que celui prévu par le dispositif, qu’il faut pouvoir rendre visible et intelligible.
La SELF tient à souligner l’engagement des ergonomes et les actions qu’ils conduisent depuis longtemps pour lutter contre les formes multiples de pénibilité. Elle rappelle la pertinence de leurs modèles d’analyse pour confronter le réel du travail aux logiques de gestion et pour apporter un autre regard sur la santé, considérée avant tout comme une ressource et non comme un coût pour l’organisation. Elle souhaite continuer à contribuer à ce que les pénibilités au (du) travail soient mieux prises en compte, quelles que soient leur nature ou leur gravité potentielle, dans le respect de l’obligation nouvelle faite à l’employeur de les prévenir.
Le Conseil d’administration de la Société d’Ergonomie de Langue Française
1 Décret n° 2011-354 du 30 mars 2011 relatif à la définition des facteurs de risques professionnels
2 Arrêté du 30 mars 2011 fixant la liste de référence des lésions consécutives à un accident du travail et
identiques à celles indemnisées au titre d’une maladie professionnelle, mentionnée à l’article R.351-24-1 du code
de la sécurité sociale.